« Dyptique » par Eurydice Trichon - Milsani, critique d'art, écrivain.
Le monde merveilleux de Pascal Chauveau

Pascal Chauveau vit et travaille à Cherbourg. « Le bout du monde », ai-je déclaré la première fois que j ai entrepris le voyage pour faire connaissance avec son œuvre. « C'est loin, a-t-il consenti avec l'air coupable de quelqu'un qui se dit avec humour « peintre de province » et n'aime pas trop se déplacer. Par acquis de conscience, il ajoute : « Tout de même, c'est une belle ville par beau temps, il n'y pleut pas aussi souvent que Jacques Demy le prétend ! ».

Il pleuvait pourtant mais la côte était aussi belle que dans certains tableaux de Boudin et de Dufy et à la place des régates flottaient à voiles mi-baissés les « optimistes ». Puis il y a eu les vues des ports clos hérissés d'une forêt de mats, les plages et les collines vêtues de couleurs automnales, et l'impressionnant sous-marin-ancêtre comme un énorme pachyderme gris dans son berceau de ciment, découvertes que Pascal Chauveau m'a offertes parce « ce n'est pas du temps perdu de me montrer tout cela, c'est la vie qui nourrit la pensée et s'infiltre dans la peinture, parce que les rapports humains sont aussi importants que les considérations esthétiques et le verdict du spécialiste ».

Arrivés à la maison de la rue Malakoff où Pascal Chauveau demeure depuis ses cinq ans, le monde bascule. Une maison bourgeoise à trois étages transformée en lieu d'exposition permanente. Si quelque part existent des chevalets, des palettes et des tubes de couleur, ils sont bien cachés, hors de vue. Les œuvres émergent de toute part. Les murs, les meubles, les chevalets, les supports de toutes sortes sont garnis de tableaux de tailles diverses. Produits finis, comme dans une devanture de marchand, ils brillent de mille feux. Les tables débordent de livres et de catalogues, tous comportant des photos et des renseignements sur l'œuvre de l'artiste.

Les toiles que j'ai connues par des photos sont maintenant vivantes et dressées devant moi. D'un coup d'œil, je reconnais le style ainsi que les différentes manières du peintre, surréalistes et abstraites à la fois. Mais la peinture n'est pas seule maitresse des lieux. Tous les étages ainsi que les couloirs et les cages d'escaliers sont remplis d'objets qui lui font concurrence et sollicitent puissamment le regard.

Des sculptures romaines, des armures, des armes occidentales et japonaises, des paires de chaussures par rangées, des costumes romains, tout un vestiaire antique porté par des mannequins suscitent la curiosité, voir l'émerveillement. En approfondissant mes investigations, je découvre une somme d'attributs romains grouillant autour d'un buste de Jules César portant une couronne de lauriers. Plus tard, l'artiste m'invite à admirer une étonnante collection de bijoux : certains sont des copiés de parures romaines, d'autres dessinés par lui-même et exécutés par son bijoutier de Cherbourg en or massif : un vrai trésor documentaire et esthétique.

Allant de surprise en surprise, j'ai du mal à concentrer mon regard qui vagabonde d'un objet à l'autre, d'une toile à un dessin, d'une parure à un vêtement. Tout ce monde m'entraine vers une aventure historique et culturelle, vers un voyage au cœur d'un délire surprenant, bien organisé, qui suscite ma curiosité la plus vive.

Cet ensemble quasi théâtral est constitué de véritables « environnements » Si bien structurés qu'ils m'empêchent de les prendre à la légère, de croire qu'ils sont fruit du hasard et de les séparer de l'œuvre purement picturale. Je ne peux que les considérer comme un tout. D'ailleurs, le dispositif, le choix des couleurs et des matières -tissus, verre, métal -- ne sont pas étrangers à une recherche esthétique plus générale.

Pascal Chauveau se révèle à mes yeux un virtuose de l'environnement et de l'installation au sens actuelle du mot. Les éléments que j'ai sous les yeux, surprenants grâce à leur association, étrangement séduisants par leur esprit osmotique qui les définit, atteignent une parfaite cohérence. L'artiste pourtant me laisse comprendre qu'il ne les destine pas à une quelconque exposition et que leur place se limite à la scène intime de sa maison. Ces mises en scènes nourries de fantasmes et de rêveries se contentent pour l'instant de jouer un rôle de décor. Ce que Chauveau considère comme « son travail », ce sont exclusivement ses tableaux.

Il y en a beaucoup, le peintre avoue travailler continuellement, en poussant toujours plus loin son goût pour la couleur, les formes géométriques, l'effet décoratif, les traces fermes et vibrantes du geste et du trait, l'immatérialité de la transparence. Ces valeurs sont bien visibles sur toutes ses surfaces peintes qui illustrent les deux penchants vers lesquels évoluent simultanément son imaginaire artistique : la figuration et l'abstraction.

On peut dire que Chauveau cultive le surréalisme sur toute son étendue puisque ce mouvement si fécond de la création française s'épanouit dans des voies diverses, dans le but de révéler autant que possible les richesses tumultueuses et insolites de l'inconscient. Au début de son histoire, il fut d'abord l'illustration du rêve et du délire; ensuite, grâce aux techniques automatistes, arriva à ce qu'André Breton appela 1'«automatisme absolu », c'est-à-dire l'éjection du sujet et l'abstraction. Cette dernière période laissa libre cours au geste et à la tache et libéra le tableau de tout élément extra-pictural pour arriver à ce qu'on appela peinture pure.

On peut comprendre comment un artiste aussi éclectique et fantasque que Chauveau, répugnant à se confiner dans un seul et unique langage, ait trouvé son bonheur dans l'aventure surréaliste dans sa globalité. Au cœur de cette source inépuisable d'idées et d'énergie, il a inventé un vocabulaire parfaitement personnel. Aller d'un style à l'autre tout en restant fidèle à l'essence d'un surréalisme détonateur de rêve et générateur de surprises, est devenu pour lui un jeu merveilleux qui l'a conduit très loin. Tout au long des années, il a développé toute une imagerie narrative et romantique dans sa série de tableaux figuratifs. C'est là qu'il a donné libre cours à ses fantasmes. Son antiquité chérie - têtes de dieux grecs, vestiges de temples, colonnes - révisée et filtrée à travers les grands maîtres surréalistes Dali et Chirico, s'épanouissent dans des tableaux envoûtants. Au fond des perspectives vertigineuses, le mystérieux visage d'une déesse émerge au milieu d'éléments géométriques. Des arbres-mains poussent dans des espaces habités de vestiges des civilisations hétéroclites que le jeu d'échelle rend inquiétants. Une ambiance cosmogonique règne dans l'espace fantastique des tableaux, lieux de songes et de mémoire.

Les toiles abstraites de Pascal Chauveau paraissent dans un premier temps comme de lointains épigones de l'abstraction qui a vu le jour après la deuxième grande guerre. De format important, ils sont des compositions joyeuses et équilibrées, sujettes aux lois de l'harmonie et de la symétrie. Tous les acquis de l'abstraction des années cinquante et soixante de l'Ecole de Paris mais aussi de New York sont reconnues et interprétées dans un langage emblématique très personnel. Art gestuel, tachisme, travail au pochoir, à l'aérographe créent des surfaces légères, gaies et toniques, de drôles de partitions de jazz aussi bien que des tantras modernes susceptibles de guider la pensée et de transmettre de l'optimisme. L'artiste ne cache pas son affection pour Kandinsky, Klee et Mondrian.

Il les salue au passage, choisissant sa propre voie. Il les garde en mémoire pour nourrir son imaginaire, mais aussi pour aller voir ailleurs dans un monde plus franc et plus décoratif, libéré de théories et de formules. Ces formes deviennent avec le temps de plus en plus nettes et bien ordonnées, d'une désinvolture et d'une fraîcheur imprévues.

Chauveau revendique avec raison le titre du « moderne » dans la mesure où ses références se situent dans les années héroïques de la première abstraction où les peintres brassaient des audaces inouïes dans la certitude de construire un monde nouveau. Mais il n'est pas pour autant un passéiste. Son goût pour la citation et le pastiche, sa légèreté, l'aisance avec laquelle il mélange les manières et les matières, et réussit à fondre le pictural dans le vécu fantasmatique si inattendu, le font appartenir d'emblée à notre monde d'aujourd'hui si chargé de souvenirs et de controverses. Quoiqu'il en dise, il est un vrai contemporain. Son souci de la qualité, sa ténacité, son respect pour le spectateur, sont des valeurs qui nous garantissent que la peinture, 'art millénaire mais toujours actuel, reste le lieu privilégié de la beauté tout en exprimant nos besoins d'évasion et de rêves.

Eurydice Trichon - Milsani.
- Critique d'Art écrivain, membre de l'A.I.C.A. (Association Internationale des Critiques d'Art) « DUFY » - Au Musée National d'Art Moderne » - Fernand HAZAN éditeur (Collections, les Chefs
d'oeuvre).
- PARIS - SORBONNE : Doctorat en histoire de l'Art. Intervenant auprès du Musée National d'Art Moderne Georges POMPIDOU. Paris.